Le chemin de Saint-Jacques.

, par Claude Vertut

Le Chemin de St-Jacques
Légendes Quercynoises : Tante Basiline

Le bon Dieu était enrhumé, et dans le Paradis tout le monde était triste. Le Père éternel ne se plaignait pas, mais il toussait que ça vous serrait l’estomac de l’entendre. Il avait pris son mal en visitant le Purgatoire où les anges faisaient trop bon feu ; là-dessus la fraîcheur du ciel l’avait saisi et c’était une pitié que ce rhume.
Les chérubins n’osaient presque plus chanter ; les saints se regardaient sans rien dire ; tous les bienheureux perdaient la tête, et le bon Dieu toussait toujours.
— Seigneur, dit saint Jacques, si vous vouliez bien me le permettre, je retournerai un peu sur la terre.
En tout autre temps, le bon Dieu lui aurait demandé ses raisons, mais ce jour-là il se contenta d’incliner la tête.
— Va, mon fils, et porte-toi bien toute la route.
Saint Jacques alla vite trouver saint Pierre, et ce
fut dans le ciel un grand bruit de clef rouillée qui grinçait dans la serrure, car la porte par où l’on sort du paradis ne s’ouvre pas souvent. On est si bien là (Dieu nous y garde une petite place) que personne ne souhaite d’aller ailleurs.
A la fin, la porte s’ouvrit, et, d’un coup de pied, comme disait Trassiou de Blaviel, saint Jacques s’en alla vers la terre.
Le voyage était assez long, d’autant plus que saint
Jacques ne savait pas au juste où il trouverait ce qu’il venait chercher en ce monde. Il arriva donc un peu au hasard sur la lande entre Boutel et Segonzac.
Les pentes pelées du Causse, les roches plates, les genévriers pâles et les cornouillers au feuillage grêle ne lui plurent pas.
— Il n’y a rien à glaner entre ces pierres, se dit le saint ; voyons derrière la colline.
Il descendit donc dans la gorge riante qui s’ouvrit tout à coup devant lui. Sous les grands rochers s’étendaient les vignes ; un ruisseau tombait en cascade tout au fond, et serpentait ensuite, bordé d’arbres, dans une fraîche prairie.
Tout au bord du chemin, le saint se réjouit de voir une belle maison neuve. Une treille et un figuier mariaient leurs jeunes feuilles au-dessus de la porte. Au-devant, il y avait un petit verger dans lequel deux belles vaches rouges paissaient tranquillement l’herbe déjà haute, étoilée de marguerites.
— Voici mon affaire, se dit saint Jacques.
Il poussa la claire-voie du verger et alla réciter un Pater à la porte de la maison. Une femme ouvrit.
— Nous ne donnons pas, ne restez pas là.
— Un peu de lait, s’il vous plaît.
— Nous ne donnons pas, vous dis-je.
— Pour le bon Dieu.
— Ah ça, mais, brave homme, voulez-vous vous en aller, oui ou non ? Du lait ! Comme il y en a tant dans le pays ! Si vous avez soif, l’eau ne passe pas loin !
— Eh bien, gardez votre lait ! dit saint Jacques, mais je vous avertis que vous n’en boirez plus une goutte. Ce que vous refusez à un chrétien, moi je le donne aux bêtes !
La femme rit d’abord, puis elle eut un peu de crainte, car, chacun le sait, ceux à qui l’on refuse la charité ont du pouvoir en ce monde et dans l’autre. Alors elle
courut à la recherche du mendiant, mate die ne le vm nulle part.
En retournant chez die, die ne remarqua pas d’abord un bizarre mouvement des herbes du verger, qui s’agitaient toutes comme par un grand vent. Quand die y fit attention die eut peur et rentra ses vaches ; deux ou trois couleuvres la suivirent jusqu’à l’étable, et elle comprit pourquoi l’herbe se remuait tout à l’heure. Des centaines de serpents remplissaient le petit clos, et les vaches n’avaient plus une goutte de lait, les couleuvres avaient tout bu.
Il en fut de même tous les jours, des couleuvres se mettaient au pis des vaches, qui se laissaient faire. Si l’on arrivait à leur traire quelque peu de lait, une multitude de serpents souples, agiles, gracieux, sortaient on ne savait d’où et venaient boire au pot, où qu’on le mit, entre les mains mêmes des gens épouvantés. Ils ne burent plus de lait, et, bientôt, ils abandonnèrent leur maison dont les mères, naguère encore, montraient les ruines aux petits enfants pour leur apprendre à respecter les pauvres.
Ce fut ainsi que saint Jacques punit la riche avaricieuse. Mais il était bien triste en s’éloignant de la jolie maison neuve. Il retourna vers le Causse sans achever d’aller dans Autoire ; la riante vallée ne l’attirait plus.
— Les gens de la terre s’endurcissent tous les jours, à ce qu’il parait, murmurait le saint. Enfin, qui sait ? Je vais aller droit devant moi. Et peut-être trouverai-je encore une âme charitable.
Et il marchait à grandes enjambées sur la gri
sâtre où flottait une bonne odeur d’herbes aromatiques, mais il n’y faisait aucune attention.
C’est que, voyez-vous, depuis tant de siècles qu’il habitait le paradis où tout le monde est si bon, si bon, saint Jacques avait perdu de vue les misères humaines ; et aussi ce premier refus l’avait découragé.
44 LEGENDES QUERCINOISES
 
 
 
Tout à coup, il entendit un bruit cadencé, assez étrange et qui faisait dans le lointain comme une musique bien en harmonie avec le pays sauvage et triste. Il comprit bientôt que c’étaient les esquilles d’un troupeau de brebis.
— Eh ! si elles avaient du lait I Mais quand les riches refusent, si durement, que me diront les pauvres ? Or, ici, bien sûr, on doit être pauvre. Essayons toujours. Seulement, je ne vois ni maison, ni personne.
En s’approchant du troupeau, il entendit une voix claire qui chantait :
Sént Jouset, lo sénto Vierdjo S’en perménabou tous dous Jésu, Jésu
S’en perménabou tous dous Jésus dous !
La voix partait de derrière une muraille, de ces murailles grises à pierre sèches, qui s’écroulent si facilement, quand on passe par-dessus, et vous tombent si bien sur les jambes.
Saint Jacques la contourna et se trouva devant la chanteuse.
— Dieu vous assiste ! dit-il.
— Autant, vous dis-je, répondit la bergère.
Car c’était la bergère du troupeau. Pas une belle demoiselle avec une houlette, comme on en voit, tout en or, sur les pendules, ou bien de peintes en haut des portes, avec des robes de soie et des nœuds de ruban partout. Ah non, pécaîre, celle-ci n’avait pas de ces gloires. Elle était bien plutôt comme ceux dont parle la rime.
Paourès postourels Qué n’oou ni châtié ni montel Un paou dé copel dé paillo Qué lous oouzels li foou botaiüo U no pitsouno rooubetto
Qu’ocato mas las onquéttas,
(Pauvres pastoureaux
Qui n’ont ni limousine ni manteau.
Un peu de chapeau de paille Où les oiseaux livrent bataille Une petite robette Qui couvre à peine la hanchette).
Ainsi vont trop souvent mal vêtus nos pauvres bergers, et l’on comprend, à les voir partir transis pour le pâturage, la touchante invocation qui revient souvent sur les lèvres des vieux.
Paouré soulel roudaïré
Qué lou boun Diou t’eschüré
Pés paourés postourels
Qué n’oou ni chmlé ni monteL
(Pauvre soleil brumaire
Que le bon Dieu t’éclaire
Pour les pauvres pastoureaux
Qui n’ont ni limousine ni manteau).
Mais ce beau jour d’avril, le soleil était chaud et la bergère joyeuse ; elle filait sa quenouille de chanvre, et déjà elle avait trois grosses fusées à côté d’elle.
— Dites-moi, pauvrote, fit saint Jacques, vous ne me donneriez pas un peu de lait pour l’amour de Dieu ? J’en ai bien besoin.
— Eh si, certes, pauvre brave homme, vous avez l’air bien fatigué !
— Je viens de loin, et personne ne m’a donné.
— Asseyez-vous ; je vais appeler ma brebis. Juste son agneau est déjà grand et il mange un peu.
— Vous n’avez qu’une brebis ?
— Non, les autres sont à mon maître, et vous sentez bien que je ne peux pas donner le lait de ses bêtes.
Saint Jacques fut tout content de l’entendre parler ainsi ; il commençait à se réconcilier avec l’humanité.
46 LÉGENDES QUERCINOISES
 
La bergère avait tiré quelques grains de sel de sa poche, et, tendant la main, elle appelait :
— Té, té, Négrotte, té.
Quand sa brebis noire se fut approchée, suivie de son agneau, elle dit à saint Jacques :
— Maintenant, brave homme, il faut téter la Négrotte, car je n’ai rien où la traire.
— C’est que le lait n’est pas pour moi, c’est pour un pauvre enrhumé, bien enrhumé.
— Pécaïre ! vous demandez pour les autres ! II en a grand besoin, ce malade ?
— Oh oui !
— Il est bien loin ? Je ne peux pas lui mener la Négrotte, pendant que vous me regarderiez du troupeau ?
— Oh ! non, pauvrote, vous ne pouvez pas ! Et il tousse, vous en pleureriez !
Je crois bien, elle en pleurait déjà.
— Ah ! fit-elle tout-à-coup, j’ai au parc une écuelle d’étain qui était à ma mère. Attendez un peu, je vais la chercher.
Elle courut et revint vite, puis se mit à genoux pour traire la brebis. Jamais la Négrotte n’avait eu tant de lait, l’écuelle était pleine de bon lait, épais et parfumé, pleine à ras bord, et le gros agneau trouva encore la mamelle bien garnie.
Saint Jacques prit alors l’écuelle par les deux anses, mais il n’était pas habile à la porter.
— Si vous allez bien loin, lui dit la bergère, votre malade n’aura pas beaucoup de lait.
— Je vais au ciel, ma fille, porter votre aumône au bon Dieu.
La bergère pensa mourir.
— Que voulez-vous que je demande pour vous, reprit le saint.
— Je voudrais bien, dit-elle, savoir le chemin du ciel, et voir les âmes qui vont en Paradis.
— Ma fille, je le dirai au bon Dieu.
Et saint Jacques remonta vers le ciel, emportant l’écuelle d’étain pleine de lait ; à chaque pas, il en tombait une goutte qui s’étendait comme un petit nuage sur la voûte du firmament. Quand il arriva au Paradis, le bon Dieu toussait toujours, l’écuelle n’était plus qu’à demi-pleine, mais le lait qui restait était encore chaud et fumant comme si l’on venait de le traire. Et le Père Eternel le but, et telle est la vertu de la charité qu’il ne toussa plus du tout.
Alors saint Jacques dit les deux souhaits de la bergère.
— Ils sont exaucés, dit le bon Dieu, tourne-toi et vois la trace que tu as laissée. C’est l’aumône faite avec amour qui mène au ciel.
Et saint Jacques, se retournant, vit la Voie lactée qui, depuis la terre, arrivait droit à la porte du Paradis.
Et là-bas, dans le Causse, ramenant son troupeau, la bergère suivait d’un œil ravi le sentier merveilleux qu’elle avait vu tracer tout à l’heure. Puis, lorsque la nuit fut plus obscure, elle aperçut des étoiles qui, de tous les côtés, venaient vers le chemin de saint Jacques.
Aussi dans les belles nuits d’été, lorsque les étoiles courent, brillantes, en Quercy, l’on se signe et l’on fait sa prière, car on vient de voir les ftmes du purgatoire qui entrent au Paradis.

BM