Légende du gouffre de Padirac

, par Mireille Lancelin

Le bon saint Martin a laissé le souvenir d’un voyageur infatigable, parcourant l’ancienne Gaule à dos d’âne pour se rendre partout où l’appelait le service de Dieu. Il faut savoir qu’en ces temps-là, le diable menait une drôle de sarabande. Dans cette période entre le moment où les Druides avaient quitté la région pour échapper aux romains et avant que la religion catholique soit connue, le diable et tous ses alliés, lutins, elfes et autres esprits malfaisants avaient colonisé notre bon vieux Quercy. Tous ces démons, incubes succubes et autres malins avaient trouvé des dizaines de dolmens où élire domicile à bon compte.
La nuit, ils menaient une sarabande d’enfer (c’est le cas de le dire) et le jour, trouvant le pays agréable, ils ne firent même plus l’effort de regagner leur pays souterrain ! Ils restèrent et, pensant passer inaperçus, ils prirent la forme des vipères, des tritons et de toutes sortes de bêtes malfaisantes.
La population s’en alarma.
Le mal était si grand, la plainte si forte qu’elle arriva jusqu’à notre bon Martin de Tours (qui n’était pas encore saint). Martin se mit en route, constata le mal et, avec l’aide se sainte Eutrope, envoya un soir de bacchanales sur les dolmens où s’ébattaient tous ces démons une forte pluie. Mais pas n’importe quelle pluie : une pluie d’eau bénite. L’effet fut immédiat : les amis de Lucifer périrent dans d’atroces souffrances et Martin, le devoir accompli, put songer au retour.
Et c’est là que les choses se gâtèrent. Juché sur son âne, il s’était à peine mis en route qu’il vit approcher quatre hommes qui marchaient dans sa direction. Il se trouvait à ce moment-là sur une vaste prairie, quasi déserte ce qui l’incita à la prudence. Il observa donc avec attention ces individus qui se rapprochaient : ils étaient habillés à la mode du pays et chacun portait sur son dos un grand sac comme le font la plupart des voyageurs. Mais, Martin était loin d’être un sot, il n’en resta pas aux apparences et remarqua rapidement que ces hommes, malgré de bons et chauds sabots avaient quelques difficultés pour marcher droit. Et pour cause : des pattes de boucs ne sont pas faites pour chausser des sabots ! Martin, en s’approchant, remarqua la longue queue noire que ces quatre individus essayaient de cacher sous leurs blouses et, quand ils furent près de lui il reconnut dans le plus grand des quatre Lucifer en personne.

"Bonjour Satan, comment vas-tu vieille bourrique" s’écria Martin.

"Bonjour vieil âne d’évêque" répondit le diable.

"Qu’est-ce que tu fais dans ce paisible pays ? " reprit notre futur saint.

"Mais ma tournée mensuelle mon cher, tout simplement ma tournée"
et, ouvrant le sac qu’il avait sur son épaule il en montra le contenu à Martin qui en resta mortifié. C’était des âmes. Des âmes que l’odieux personnage venait d’acheter à de malheureux humains qui avaient préféré suivre leurs mauvais penchants. Et les trois autres compagnons de Lucifer se trouvaient comme leur maître : leurs sacs étaient remplis d’âmes en route vers l’enfer.
Martin ne pouvait laisser partir ces âmes vers le feu de l’enfer sans réagir. Il ne réfléchit pas longtemps : le diable est joueur, c’est donc par là qu’il fallait l’entreprendre.

"Je suis prêt à te jouer le contenu de ces sacs"
lui jeta Martin tout surpris par son audace. Mais il avait raison : Lucifer ne sut pas résister au plaisir de jouer. Il sortit de sa manche une paire de dés et les jeta sur une grande pierre plate. Les dés roulèrent, "Douze" annonça le diable, "essaye donc de faire mieux".

Martin saisit les dés. Il ne fallait pas être très doué pour se rendre compte qu’ils étaient pipés mais il les jeta avec détermination non sans avoir invoqué quelques saints qui avaient eu auparavant l’occasion de l’aider. Et ses amis les saints ne l’oublièrent pas cette fois encore puisqu’il put annoncer fièrement "Treize ! "

"Comment treize ? rugit le diable, mais ça n’existe pas ! "

"Mais si, regarde donc : sept et six, nous sommes bien à treize" lui répondit Martin en remerciant, à part lui, les braves saints qui venaient de commettre une petite irrégularité.

"Ah ! ça ne se passera pas comme cela, tu as triché, je demande une revanche".

"Accordé, que veux-tu jouer maintenant ? "

"Ton âme" rugit une nouvelle fois le diable qui se disait que l’âme de Martin valait cent fois toutes celles qu’il venait de perdre.

"Et bien d’accord répondit le brave évêque. Que proposes-tu ? "

"Cette Lande immense sur laquelle nous nous trouvons, et bien, je vais y poser un obstacle que ni toi, ni ta mule ne pourrez franchir".

Martin garda le silence un moment. En fait, il prenait conseil auprès de ses amis les saints qui l’assistaient dans ses difficultés. "D’accord" répondit-il.
Alors il se passa quelque chose d’inouï. Quelque chose que jamais plus personne ne verra et que, dans son temps, Martin fût seul à contempler : il y eut un bruit immense en même temps qu’un trou gigantesque apparaissait dans le sol. Cela se passa dans un jaillissement de flammes de toutes les couleurs, spectacle propre à émouvoir les plus courageux. Le bruit épouvantable qui accompagna ce prodige aurait dû effrayer les plus courageux, mais Martin restait stoïque. Imperturbable, il mesura l’obstacle tandis que le diable faisait entendre un rire de satisfaction :

"Es-tu content gentil évêque ? Ton orgueil t’a mené vraiment trop loin, ne crois-tu
pas ? "

Martin lança sa mule. Elle trottina de ses jambes frêles comme pour prendre son élan mais au bord du gouffre, elle s’arrêta et se mit à trembler. Une réaction toute normale chez un pauvre animal devant un tel danger. D’autant plus que le fond du gouffre retentissait de bruits divers, de cliquetis, de rires et de cris. C’était les petits diables, domestiques ou vassaux de Satan qui se réjouissaient de cette fenêtre ouverte sur le monde des ténèbres et attendaient en se réjouissant l’arrivée de l’âme de Martin.

Satan triomphait. Il trépignait de joie en hurlant
"Alors, tu vas te décider, mon vieil évêque ou tu me la donnes cette âme que j’ai gagnée ? "

Malheureusement pour lui, son cri s’étrangla dans sa gorge : la mule de Martin venait de prendre son essor et d’un bond, ne devrait-on pas écrire d’un vol, puissant et majestueux elle s’élevait dans les airs et passait l’obstacle avec la même facilité et la même application qu’elle mettait pour éviter les flaques des chemins afin de ne pas salir la robe de son évêque de maître.
De l’autre côté du gouffre, Martin s’arrêta une minute le temps d’ouvrir les quatre sacs qu’il avait emmené. Il libéra les âmes perdues et il est probable qu’il y eut quelques mortels qui durent se sentir apaisés. Il n’eut pas le temps de voir le diable désappointé entrer dans les profondeurs de la terre. De dépit, celui-ci fit fermer toutes les issues entre l’enfer et la terre et le silence revint.
Seule au fond du gouffre, coule une paisible rivière. Des touristes étrangers viennent par milliers visiter cette extravagance de la nature mais aucun n’en connaît la véritable origine. On raconte que quelques originaux qui s’étaient un peu attardés, le soir à proximité du gouffre, on entendu comme un âne en train de braire.
Ceux-là ont raison : c’est l’âne de saint Martin qui repasse par là de temps en temps, avec la complicité de sainte Eutrope, cette sainte qui l’avait emmené dans les airs un certain jour où il avait, avec son maître, fait une bien mauvaise rencontre.

Source : R.G. Almanach Quercy 2017