LES CAHIERS DE BROUILLON SOUS LE DOLMEN. Contes et Légendes du Quercy : Jean-Luc Obereiner.

, par Claude Vertut

LES CAHIERS DE BROUILLON
SOUS LE DOLMEN.
Contes et Légendes du Quercy : Jean-Luc Obereiner.
photo Dolmen Magès à Rocamadour

En revenant de l’école de Lauzés, Sylvie fit un détour par le Pech de Moles. Ça ne faisait pas un grand crochet. Vingt minutes tout au plus. Comme d’habitude elle raconterait qu’elle avait aidé Armand à rentrer ses brebis. Car cela lui arrivait de temps en temps.
Parvenue sur le causse, elle arriva devant un dolmen de petite dimension, assez bien conservé eu égard à son âge qui était, au dire des anciens, considérable. Là elle ouvrit son cartable et en retira un cahier de brouillon entièrement gribouillé. Puis elle se mit à quatre pattes pour pénétrer sous la table du dolmen. Les spécialistes d’architecture druidique appellent "table" la grande pierre horizontale du dolmen, qui repose généralement sur deux "montants", beaucoup plus rarement sur un seul. Celui-ci faisait partie depuis toujours de la propriété familiale.
Arrivée sous le dolmen, à l’ombre fraîche de cette caverne artificielle, elle souleva quelques pierres du sol, découvrant ainsi un gros tas de cahiers de brouillons à couvertures rose, bleue pâle ou vert d’eau. Elle mit le nouveau cahier sur le tas, calculant que ce devait être le douzième, replaça les pierres sur le tout, et elle ressortit à quatre pattes et à reculons...
Ces cahiers de brouillon, quand-même ! Songea Sylvie, si jamais ma Maman savait qu’il faut les jeter, jamais elle ne m’achèterait d’autres cahiers de brouillon. Et alors moi, qu’est-ce que je deviendrai pour expliquer ça à la maîtresse ? Et comment je travaillerai, sans cahier de brouillon ? Car Sylvie avait à cœur de bien travailler et de satisfaire sa maîtresse en tout point.
En arrivant chez elle, au Mas de Bourrât, Sylvie déclara qu’elle avait rencontré Armand qui rentrait ses brebis, et qu’elle l’avait aidé. Cela ne posa aucun problème, comme d’habitude.
Le problème survint environ un mois plus tard.
Ce soir-là, en rentrant de l’école, Sylvie trouva à la maison un Monsieur. Ce Monsieur était assis sur la belle chaise, celle qu’on avait fait rempailler l’hiver dernier au vieux pépé Andral, de Soulomès. Il avait des bottes et une sorte de casque comme les explorateurs d’Afrique qu’il y a sur les livres de géographie.
Il paraissait très excité et il n’interrompit pas son discours à l’entrée de Sylvie. II disait à la maman de Sylvie, qui l’écoutait en remuant la soupe des chiens et des chats, nombreux dans cette maisonnée.
 découverte extraordinaire, vous comprenez ! C’est la toute première fois qu’on découvre de pareils documents.... Et la preuve qu’ils étaient intelligents, vous comprenez... ? Je vais être célèbre ! j’ai pris toutes les photos nécessaires, j’ai fait des relevés, j’emporte les pièces, je vais publier tout ça et je serai célèbre. Ah ! ce cher Laglotte verra bien qu’il s’est trompé, tout comme ce fichu Leblanchi... Madame, au-revoir, au-revoir ! je vois que vous êtes occupée à faire cuire votre modeste brouet. Aussi m’en vais-je. Je vous ferai tenir un exemplaire du numéro de "Gallia" où paraîtra ma communication qui va bouleverser la Préhistoire et fera de moi un savant aussi célèbre que Champollion... ! Merci encore, Madame, merci, merci...
Et il sortit à reculons en saluant très civilement avec son casque colonial.
 Encore un piqué !
Ce fut tout ce que Sylvie put extraire comme commentaire de sa maman.
La vie s’écoula tranquillement. Puis un soir, en regardant distraitement le "20 heures", sur TF1, toute la famille sursauta, Sylvie la première. Sur l’écran on voyait le Monsieur du mois dernier, l’excité. Il disait ceci :
 C’est sous le dolmen du Pech de Moles, à Sabadel- Lauzès, en Quercy, que j’ai découvert les douze pierres que voici. Chacune est à peu près rectangulaire, d’environ 15 centimètres sur 25. La datation au carbone 14 en thermoluminescence sur phase gazeuse a confirmé l’âge qu’indiquait déjà le lieu de la découverte : 25358 ans avant Jésus-Christ, soit l’époque du néolithique flamboyant. On sait, ou plutôt on croyait savoir jusqu’à aujourd’hui, que les hommes de cette époque n’étaient capables que de dessins plus ou moins frustres... pardon, frustes, sur les parois des cavernes. Or ces douze pierres sont couvertes de signes très évolués. Six mois d’analyses minutieuses menées avec l’aide de l’ordinateur du CNRS de Toulouse, ont permis de décrypter un véritable langage. Il s’agit en fait d’un ensemble de notes de calcul très complexes et de textes littéraires et poétiques...
Le commentateur coupa la parole au Monsieur et précisa :
 L’ampleur de cette découverte a suscité un très vif intérêt aux Etats-Unis et dans le monde entier. Une délégation chinoise doit se rendre au Pech de Moles, dans le département du Lot, dès le courant de la semaine prochaine...
Enfin le Monsieur préhistorien conclut :
 La nature pétrographique des tablettes a assuré leur bonne conservation malgré la faible profondeur à laquelle elles étaient enfouies. Il s’agit d’un calcaire oolithique à grains fins renforcé par des oxydes de manganèse. Chaque pierre-tablette pèse environ 3 kilos, je crois pouvoir affirmer....
La maman de Sylvie se leva pour éteindre la télé. Elle finit sa soupe, puis déclara à Sylvie :
 Ils savent plus quoi inventer.... ! Moi, ce dolmen où l’autre soi-disant savant a trouvé ses tablettes, moi quand j’étais petite j’allais y jouer avec le petit Albert, avec ton père quoi ! Y avait pas de tablettes-choses....
N’empêche ! Quand Sylvie, le lendemain, retourna au dolmen, elle vit un trou là où elle enfouissait ses cahiers de brouillons.
C’était le seul trou pratiqué sous le dolmen par le Monsieur-savant. Et il n’y avait plus un seul de ses douze cahiers de brouillons !