LA LÉGENDE DU TRIANGLE NOIR Contes et Légendes...

, par Claude Vertut

LA LÉGENDE DU TRIANGLE NOIR
Contes et Légendes du Quercy, Jean-Luc Obereiner.

II n’y a guère, on racontait qu’une certaine partie du Quercy offrait cette étrange particularité, la nuit tombée, de rester dans le noir le plus complet. Partout ailleurs le paysage était ponctué par les petites lumières des villages. On apercevait ici et là les lucioles des mas isolés. Des aires commerciales offraient toute la nuit les joyeuses lueurs de leurs spots. Mais dans le fameux triangle noir, rien à faire. On n’y voyait goutte, et mieux valait, de Larnagol à Rocamadour, de Labastide-de-Fortanier à Assier, voyager avec une voiture bien équipée en projecteurs puissants et surtout très solides. II était fréquent en effet qu’en roulant on reçoive des pierres jetées sur les phares par une main invisible et habile. Combien d’automobilistes imprudents ont ainsi dû finir la nuit au bord de la route, attendant l’aube en frissonnant dans l’obscurité !
Dans les maisons, il n’était pas question d’allumer l’électricité. Au moindre interrupteur tourné, paf ! Les plombs sautaient, les disjoncteurs claquaient. On s’éclairait au calel, à la bougie (de la maison Fénelon, à Cahors, qui les livrait bénies), et à la lanterne sourde. Les maires avaient renoncé aux lampadaires, qui ne servaient plus que de supports pour des panneaux publicitaires. Certains d’entre eux avaient institué un couvre-feu à la tombée de la nuit : c’étaient les maires de droite. Ceux de gauche avaient mis sur pied des brigades de jeunes accompagnateurs-éclaireurs munis de lampions colorés qui accompagnaient bénévolement tous ceux qui voulaient se déplacer. L’évêque de Cahors, accompagné par le président du Conseil Général, essaya à deux reprises d’organiser des processions de Rogations spéciales. Elles déclenchèrent tout au plus quelques passages d’étoiles filantes qui éclairèrent fort peu de temps les citoyens du triangle.
Cette région inquiétante voua bientôt un culte aux vierges noires, lesquelles toutefois ne firent rien pour changer les choses. Le jour tous les habitants, depuis les bébés jusqu’aux vieillards, portaient de grosses lunettes de soleil. La spéléologie devint une activité très prisée, que l’on pratiquait de nuit, dans le noir, dans le cœur du triangle noir, c’est à dire la Braunhie, afin d’obtenir de brèves illuminations troglomystiques.
Toutefois les gendarmes de la Gendarmerie Générale enquêtaient patiemment. Equipés de photophores à contraste de phases de l’armée chinoise, ils avaient suivi plusieurs pistes. La bonne se révéla être celle des cailloux jetés sur les phares. Cachés derrière les buissons de genévriers, ils s’aperçurent qu’à chaque bris de phares un ricanement se faisait entendre. Ils enregistrèrent ce ricanement et se rendirent à Cahors au Service des Archives Quercynoises. Là, une ethnologue légendographe eut l’idée d’aller fouiner dans la série L, sous-série UX. Elle y trouva des enregistrements sonores du 21e siècle, fruits de collectes raisonnées sur les causses du Lot, obtenus par desenquêtrices et enquêteurs hautement spécialisés.
Parmi ces enregistrements, elle en trouva trois tout à fait similaires à ceux des gendarmes de Quissac.
. L’un était étiqueté "Drac de Calès/08 octobre 2010/m.b." ;
. l’autre "Ouysse souterraine, galerie des Vitarell/Drac spéléophile/13 novembre 1999/j.c.c. "
. enfin le troisième "Lutin des Serres-Quercy Blanc-Juin 2022- j.l.o."

L’ethnologue retrouva aussi, dans les réserves du Musée d’Art Sacré de Rocamadour, un enregistrement lithophonique de Saint-Martin du XIIIe siècle et une statue carolingienne grandeur nature polychrome de saint Namphaise.
En grand secret une stratégie fut élaborée grâce à une longue série de réunions à la Préfecture. Voici comment les choses se déroulèrent ensuite.
Au bord de la route de Caniac à Coursac, on posta derrière la petite chapelle de Saint-Namphaise trois gendarmes en uniforme, l’ethnologue en tenue de brousse, le curé de Cabrerets avec son surplis, un technicien de scène de crime et un journaliste accrédité. Quand tout le monde fut en place, un signal radio fut envoyé à un véhicule qui attendait sur la place de Caniac, avec au volant un retraité de Cuzals. Celui-ci se mit en route, mais il n’alluma ses phares qu’à hauteur du cimetière de Caniac. La chose ne rata pas : quelques centaines de mètres plus loin, juste en face de la chapelle, paf ! Et paf ! deux cailloux habiles crevèrent les deux phares. Le technicien fit alors tourner le magnétophone et l’on entendit s’élever la voix de saint Martin : Drac, que fais-tu en cette belle nuit à jeter des cailloux dans les phares d’une innocente voiture automobile ? O Drac réponds je te l’ordonne par les trois corps saints ! Simultanément le prêtre multipliait les signes de croix. Les gendarmes, avec leurs lunettes de vision nocturne des stocks de l’armée afghane, virent une forme s’immobiliser de l’autre côté de la route. L’ethnologue souffla : c’est lui, c’est le Drac, je l’authentifie formellement. Aussitôt elle revêtit une robe blanche à la croix pattée de Sainte-Fleur et sortit sur la route, éclairée par le technicien, portant une fausse tête en cire à bout de bras. Le Drac, comme pétrifié, se mit à bredouiller mon bon Saint- Martin, c ’est moi, votre ami, souvenez-vous, nous nous sommes toujours bien entendus ! pas sainte Fleur ! pitié ! pas elle ! La voix de Saint-Martin reprit : Drac, il faut arrêter de faire régner l’obscurité, je te propose un marché. Si tu cesses ton maléfice saint Namphaise, sainte Fleur et sainte Spérie intercéderont pour toi auprès de Belzébuth ton maître. Si tu ne cesses pas, les gendarmes t’attraperont et iront t’enfermer dans la sainte crypte de Caniac avec la tête de Fleur...Non pas ça ! Pas ça ! hurla le Drac, je veux voir Namphaise tout de suite, je vais lui promettre de remettre la lumière...
On entendit alors la voix authentique du saint creuseur de lac : ici Namphaise, remets la lumière et nous te laisserons aller en paix, over...
Le Drac fit des gestes, prononça des paroles, qu’enregistra l’ethnologue. Et soudain on aperçut les lumières apparaître au bord de la route de Caniac, et là-bas aussi au village de Quissac avec les lampadaires qui se mirent à clignoter, et ainsi de suite. La fée Lux était de retour, avec des lumens plein les poches, déversant sur la terre et vers le ciel un flot à nouveau libéré de joyeux watts et de lumineux ampères. Alléluia ! Alléluia !
Quant au dernier Drac du Quercy, qui aimait tant le noir, on dit que, dégoûté par cet esprit lotois des lumières, il s’exila dans les Carpates où il s’associa, dans un vieux château obscur, avec un congénère grand amateur de nuits vampiriques, un Drac moldave qui avait enjolivé son nom en Dracula...