" La ruse du "catzoniou " Jean Quercy (Jean Calvet).
Le "catzoniou", c’est le dernier-né des petits oiseaux celui qui reste au nid après les autres quand ils s’envolent.
Et on donne aussi ce nom dans les familles au dernier des enfants, surtout quand ils sont trois ; on dit l’aîné, le cadet et le "catzoniou".
Ils étaient trois dans une maison d’autrefois au pays de nulle-part. Le père était mort laissant dans une grande misère sa veuve et ses trois petits.
Alors, la mère se tourna vers son aîné, qui avait quinze ans, et elle lui dit :
– Aîné, il faut que tu ailles te louer. Prends ton cache-nez, parce qu’il fait froid, prends ta chienne, qui peut te donner un bon conseil, et va chercher du travail.
L’aîné partit, son cache-nez au cou ; il siffla sa chienne et entra dans la grande route, celle qui mène loin. Il marchait depuis des heures quand il rencontra un homme très grand, très bien mis et de mine étrangère. L’aîné allait passer son chemin quand l’homme lui ferma la route avec son bâton et lui dit :
– Où vas-tu petit ?
– Je vais me louer.
– Veux-tu te louer chez moi ?
– Que me faudra-t-il faire ?
– Garder les moutons et les cochons.
– Et que me donnerez-vous ?
– Par an, une paire de sabots, une capète (manteau de drap grossier) et un écu d’argent ; tous les jours, pour manger, un œuf et autant de pain que tu pourras en frotter avec l’oeuf...
– Bon j’accepte et je viens chez vous.
– Attention ! Il est bien entendu que le premier de nous deux qui sera mécontent, l’autre lui enlèvera un carré de peau grand comme un sou sur le front, sur chaque bras et sur chaque cuisse. Es-tu d’accord ?
– Je suis d’accord.
Et l’aîné suivit l’étranger. On marcha dans un chemin mou comme du coton, entre des arbres à forme humaine et on arriva à une maison qui paraissait faite de nuages.
L’étranger appela sa femme, qui était grande et sèche comme un piquet et avait une longue dent pointue qui passait sur sa lèvre inférieure et lui pendait sur le menton. La femme donna à l’aîné un oeuf tout rond.
Il le fit cuire, puis se mit à frotter le pain qui était sur la table. Mais, avec un oeuf dur, il put à peine en frotter assez pour apaiser sa faim et il n’eut rien à donner à sa chienne.
Puis il partit pour le pâturage avec cent brebis, La chienne, qui n’avait rien mangé, se coucha et s’endormit.
Tout le jour, l’aîné dut poursuivre ses brebis qui couraient en tous sens, comme si elles avaient été possédées du diable. Le soir, il était affamé, irrité, excédé.
– Eh bien ! lui dit son maître,tu es content ?
L’aîné avait oublié le marché, il répondit très vite :
– Ah non ! je ne suis pas content... !
Aussitôt, la femme à la longue dent se précipita sur lui avec des ciseaux pointus et au front, aux bras, aux jambes,elle lui enleva un carré de peau grand comme un sou. L’aîné hurlait de douleur. II partit au grand galop, suivi de sa chienne, et il rentra chez lui.
Sa mère, en le voyant, leva les bras au ciel et pleura. Quand il eut raconté son histoire, le cadet, qui avait douze ans, dit simplement :
– Mère, si tu veux, je vais essayer d’aller me louer. Et il partit, le cache-nez au cou et la chienne sur les talons. Sur la route, il rencontra le même étranger qui lui proposa le même marché. II l’accepta. II arriva à la maison des nages ; il vit la femme à la longue dent ; il fut aussi bête que l’aîné et il repartit avec un trou au front, aux bras, et aux cuisses.
Sa mère, en le revoyant, leva les bras au ciel et pleura.
Quand il eut raconté son histoire, le "catzoniou", qui avait dix ans,dit simplement :
– Mère, si tu veux, je vais essayer d’aller me louer.
Et il partit, le cache-nez au cou et la chienne sur les talons. Sur la route, il rencontra le même étranger qui lui proposa le même marché, il accepta sans hésiter. II arriva à la maison des nuages, il vit la femme à la dent longue et il reçut d’elle un oeuf tout rond.
Mais le catzoniou se garda bien de faire cuire son oeuf ; il le décoiffa avec son couteau ; puis à l’aide d’une plume de coq qu’il avait dans sa poche, il se mit à frotter le pain.
La sauce était longue ; il frotta tout le chanteau, qui était aussi gros que lui. II l’emporta et partit pour le pâturage avec ses brebis et sa chienne. II mangea tout à son aise.
Il donna la moitié du chanteau à la chienne qui, bien repue et contente, faisait le tour du troupeau toutes les cinq minutes, pendant que le catzoniou se reposait sur l’herbette. Le soir, son maître lui dit :
– Eh bien ! petit, tu es content ?
– Je suis très content ; et vous ?
Qui était bien attrapé, c’était le maître. La nuit, sa femme à la dent longue lui dit :
– Ce gamin nous ruinera. Il faut l’envoyer garder les cochons au bois de Corquelicande et la Sarremiquèle le mangera.
A l’aube, quand le catzoniou eut frotté d’un oeuf cru tout un chanteau de pain - et il riait en dedans et sa chienne riait aussi -, le maître lui dit :
– Tu vas prendre ces cinquante cochons et tu iras les garder dans le bois de Corquelicande que tu vois là-bas,tout bleu, sur ta gauche. Méfie-toi avant d’y entrer ; il y a un marais plein de vase, ne va pas y perdre mes cochons.
Le catzoniou partit en sifflant. La chienne, bien nourrie, faisait le tour du troupeau et le poussait vers le bois de Corquelicande, en évitant le marais.
Le catzaniou était un avisé. Il trouva sur le chemin une ficelle ; il la mit dans sa poche. Il trouva deux petits champignons blancs, ronds comme des oeufs, il les mit dans sa poche.
Il trouva une hirondelle qui avait la patte cassée, il la mit dans sa poche.
Arrivé au bois de Corquelicande, avec ses cochons, il ne fut pas peu surpris de voir une femme, grande comme une tour, qui gardait des cochons grands comme des maisons. C’était la Sarremiquèle. Mais il ne trembla pas, parce qu’il était avisé. La Sarremiquèle, du haut de sa tête, l’appela.
– Psst ! petit, viens par ici.
– Que me voulez-vous, belle dame ?
– Je ne suis pas une belle dame, mais une Sarremiquèle qui mange les hommes. Cependant, je suis juste et je ne mange pas ceux qui sont plus adroits et plus forts que moi.
Nous allons jouer à deux jeux ; si tu as le dessous, je te mange, si tu as le dessus, je te donne mes cinquante cochons.
Est-ce compris et accepté ?
– Parfaitement ; je suis prêt.
– Eh bien ! dit la Sarremiquèle, nous allons prendre chacun deux pierres blanches et, en les serrant l’une contre l’autre dans les deux mains fermées, il faudra les écraser comme plâtre. Et la Sarremiquèle ramasse deux cailloux blancs gros comme des œufs ; elle les serre dans ses mains, grandes comme des portes de grange, et les pierres tombent en poussière fine. La Sarremiquèle, vaincue, poussa un cri de colère ;
Elle n’avait pas très bonne vue, à cause de son grand âge, et elle ne pouvait pas soupçonner la ruse du petit.
– Voici, dit-elle la seconde épreuve. Nous allons monter sur cette montagne ; nous jetterons de là-haut une petite pierre ; celui qui portera le plus loin sera le vainqueur.
La Sarremiquèle monte, saisit une pierre et, de son bras, long comme un jour sans pain, elle lance au loin. La pierre monte vers le ciel, franchit la forêt et va tomber dans le marais en faisant : floc !
Le catzoniou monte, saisit son hirondelle dans sa petite main, fait un grand effort de son petit bras et lâche l’oiseau. L’hirondelle, qui s’était reposée au chaud dans la poche de l’enfant, prend son vol, monte vers le ciel et ne redescend pas. La Sarremiquèle était vaincue. Elle s’exécuta en maugréant et donna au vainqueur ses cinquante cochons grands comme des maisons.
Le catzoniou partit en sifflant avec ses cent cochons, les cinquante grands et les cinquante petits. Et la chienne mordait des oreilles et des queues pour faire avancer le troupeau. En route, il trouva un marchand qui lui acheta tous ses cochons, deux écus d’or, une fortune, mais le catzoniou avait ses idées. Il dit au marchand :
– Les petits sont les meilleurs ; aussi, je me réserve les queues. Le marchand était bon compagnon ; il coupa les cinquante queues et les remit au berger. Le catzoniou, toujours sifflant, prend les cinquante queues et, tout doucement, il va les planter de loin en loin dans la vase du marais.
Comme il y avait un peu de remous dans ce marais, les cinquante queues bougeotaient comme si, en dessous, des cochons vivants les avaient remuées.
Le catzoniou arrive à la maison des nuages et appelle son maître.
– Venez vite, lui dit-il ; les cochons sont tombés dans le marais ; on voit encore les queues qui remuent ; vous qui êtes fort, vous pourrez peut-être encore les sauver...
Le maître accourt, se précipite, saisit une queue, tire de toutes ses forces, la queue lui reste à la main...
– Ah ! misère de sort ! Ils pèsent trop, je n’aurai que les queues. Et, mélancoliquement, une par une, le maître arracha les queues de ses cinquante cochons.
Il avait envie de s’arracher les cheveux. Il rentra à la maison, suivi du pâtre, qui ne sifflait plus, et de la chienne, qui riait dans ses dents. Quand il vit sa femme, il jeta à ses pieds les cinquante queues en sacrant par des noms de diables que le berger ne connaissait point.
– Et alors, lui dit le catzoniou, vous n’êtes pas content ?
– Ah ! non, je ne suis pas content, dit le maître, oubliant un moment son marché.
Alors, le catzoniou, preste comme un oiseau, tire son couteau de la poche, et crac ! sur le front, sur les bras, sur les cuisses du méchant maître, il prélève son carré
de peau.
La femme à la longue dent grognait plus fort que le mari. Le catzoniou, tout riant, tire sa ficelle de la poche, y fait un noeud coulant, glisse la ficelle sous la dent et tire.
La dent suit. Il part au galop.
La dent brinquebale sur son épaule, les écus d’or tintinnabulent dans ses poches, et la chienne lui mordille les talons en jappant de joie.
Il arriva chez lui hors d’haleine. Sa mère et ses frères levèrent les bras au ciel et, se voyant riches, crièrent : vive le catzoniou ! - Vive le catzoniou ! s’écria d’une voix toute l’assemblée des Fontenelles ; et on se sépara en riant.