LES MOUTONS A LUNETTES

, par Claude Vertut

LES MOUTONS A LUNETTES
Peu de récits font allusion aux moutons du Quercy,
pourtant si particuliers avec leurs yeux largement cernés de noir.
Nous n’en connaissons qu’un seul qui, curieusement, a été
recueilli à Maurs, dans le proche Cantal. C’était un maquignon
qui bavardait avec un autre maquignon, au bistrot de la grande
place, ayant terminé ses affaires. L’un disait à l’autre :
 j’ai failli acheter quelques moutons-de-Marie-
Antoinette.
 des moutons de... qu’en aurais-tu fait ? pauvre ami,
c’est des bêtes de Lotois ça, du plat pays, ça vaut rien crois-moi !
personne en veut !
 c ’est mes gosses ! Ils en ont entendu parler à l’école,
par leur maître, qui leur a raconté l’histoire, alors ils m’ont
supplié d’en acheter.
 L’histoire ? quelle histoire ?
 Celle de Marie-Antoinette, tu sais, la reine je crois, à
Versailles. Elle avait une ferme là-bas. Elle y mettait des
animaux, les plus beaux qu ’elle pouvait trouver dans tout le
royaume. Elle avait plusieurs émissaires pour ça. Il y en a un
qui est venu à la foire de la Bastide de Fortanier pour acheter
des moutons. Mais il regardait dans tous les parcs et secouait la
tête, pas assez comme-ci pour Marie-Antoinette, pas assez
comme ça pour le petit Trianon, pas assez... pas assez...
Il se trouve que cet envoyé de la reine avait à sa ceinture
une grosse bourse apparemment bien garnie, et cette bourse
faisait loucher tous les caussenards et caussetiers de la foire de
la Bastide. L’un d’eux, particulièrement hardi, un Murât, le
Jeantou de Soïris, s’adressa à lui : messire revenez demain ici
même, je vous montrerai de belles bêtes qui plairaient sûrement
à la reine. Je ne les amène point à la foire parce que tous les
gens d’ici sont incapables d’en apprécier la beauté...
Le lendemain, l’acheteur royal était sous la halle à la levée
du jour, ayant dormi au relais de l’Empereur. Jeantou était là
aussi avec six brebis. Il les avait lavées avec de la saponaire
fraîche, il les avait peignées, il avait ciré leurs sabots, et surtout
il avait fardé leurs yeux au charbon de bois mêlé d’un peu de
graisse d’oie. Il avait vu faire cela à ses soeurs quand elles se
préparaient en cachette pour aller à la boto.
L’envoyé versaillais tomba en admiration : ciel ! Quelles
bêtes ! Des brebis plus belles que des odalisques... voici des
animaux qui vont enthousiasmer Maître Buffon, et que François
Boucher aimera peindre ! Et votre prix, monsieur, quel est-il je
vous prie ? Jamais personne n’a connu le prix, sauf parait-il le
notaire de Saint-Martin-du-Vers. Toujours est-il que le petit
troupeau partit à Versailles le jour même.
La chose s’ébruita. On vint de partout pour acheter à
Jeantou des brebis aux yeux fardés. Pour faire face, il fit venir
en secret un mouton noir du Velay, un bélier. Grâce à de savants
croisements avec ses brebis et l’aide du sorcier de Montfaucon,
grâce aussi à une alimentation faite exclusivement de pelouse
sèche sélectionnée, il obtint assez rapidement des moutons
blancs aux yeux cernés de noir. A force d’en vendre un peu
partout, cette race nouvelle finit par peupler tout le causse. Elle
est désormais protégée au titre de la loi Noé, et un vaste parc
naturel a été aménagé pour préserver durablement son biotope
citoyen.

UNE AUTRE VERSION rapportés par Alain Bacou

LA (une des) LEGENDE DU MOUTON DU QUERCY

Un petit mouton tout blanc se demandait quel était le sens de sa vie. A force de voir partir ses compagnons, son frère, sa mère , il se mit à réfléchir à son avenir. Il interrogea un vieux sage végétarien qui ne put répondre à sa question. Le loup lui déclara que son sort serait d’être mangé, ce que lui confirma le berger. Comme la révolte était impossible, la résignation sotte et le désespoir lâche, il entreprit de découvrir une autre voie, faite d’abnégation et de sacrifice. Triste, il vécut parmi les siens, se dévouant sans relâche pour leur venir en aide. A force de s’occuper des autres, il oubliait de se reposer, de s’alimenter : alors commença à se dessiner autour des yeux de grands cernes noirs. N’ayant pu percer le mystère de son existence, il alla s’installer sur la table d’un dolmen pour voir le soleil se lever le lendemain matin. Il vit l’aurore, ce fut son dernier et plus beau lever de soleil.
Depuis ce jour, les moutons des causses du Quercy et des environs portent tous un grand cercle noir autour des yeux, trace d’une hérédité symbolique, venue d’un lointain ancêtre. Pour les mélancoliques, ces lunettes noires, qui leur donnent un air triste, font penser aux vieilles personnes dont les paupières cernées « révèlent » qu’elles ont beaucoup pleuré. Les optimistes de naissance peuvent toujours se dire que le petit mouton les a mises pour admirer l’éblouissant lever de soleil.

illustration Jean-Louis NESPOULOUS CARTE POSTALE N 31
l’étoile du berger